« Devenir esclave de tous, la promotion ultime du chrétien », homélie du 17 Octobre

J’aime demander aux petits garçons ce qu’ils rêvent de devenir quand ils seront grands. Astronaute, joueur de foot, pompier, conducteur de camions, président de la République… Mais aucun ne m’a jamais répondu : esclave.

Pourtant, si on en croit les paroles de l’Évangile, c’est là notre réussite parfaite : devenir esclave de tous, voilà la promotion ultime du chrétien.

Les paroles de Jésus nous surprennent d’autant plus qu’elles semblent contredire l’œuvre de libération de Dieu dans l’histoire : quand les Israélites étaient esclaves de Pharaon, Dieu est intervenu en appelant Moïse pour délivrer son peuple de la main des Égyptiens. Dieu veut la liberté pour ses enfants. Mais laquelle ? Voici ce que dit le Seigneur : « Quand tu feras sortir le peuple d’Égypte, vous servirez Dieu sur cette montagne. » La liberté des hommes prend la forme d’un nouveau service, celui de Dieu. (En hébreu, c’est le même mot qui signifie esclavage des hommes et service de Dieu : la Bible joue sur cette ambiguïté) Servir Dieu, c’est l’adorer, l’écouter et mettre en pratique ses commandements.

Plusieurs personnages bibliques ont été de grands serviteurs de Dieu : Moïse, David, les prophètes… Mais le prophète Isaïe avait annoncé la venue d’un parfait Serviteur de Dieu : il ne fait pas que « rendre des services », mais il accepte de revêtir la condition permanente de Serviteur. Il prend librement la décision de ne pas faire ce qui lui plaît, mais ce qui plaît au Seigneur, à n’importe quel prix : souffrance, et même don de sa vie. Et c’est même à cette condition que le Serviteur réussit sa vie : « s’il remet sa vie en sacrifice de réparation, il verra une descendance, il prolongera ses jours : par lui ce qui plaît au Seigneur réussira. […] Il justifiera les multitudes. » Aujourd’hui, Jésus se présente comme ce parfait serviteur de Dieu, le premier et le plus grand des serviteurs : « le Fils de l’Homme n’est pas venu pour être servi, mais pour servir, et donner sa vie en rançon pour la multitude. » Et il invite ses disciples à marcher sur ses traces : « Celui qui veut être parmi vous le premier sera l’esclave de tous. »

A l’opposé de cet idéal du service, notre monde nous suggère que l’accomplissement de la vie humaine, c’est de « faire ce que je veux. » Essayons de comprendre ce que cela veut dire, ce qu’on entend par « ce que je veux ». Qu’est-ce que j’appelle ma volonté ? N’est-ce pas d’abord mes envies ? Mes tendances égoïstes et mauvaises ; mes désirs désordonnés et éclatés (le matin une chose, le soir une autre) ? Et ces désirs, sont-ils vraiment les miens, ou plutôt l’influence en moi de la culture de mon milieu, des valeurs changeantes du monde, des slogans politiques, des publicités ? N’oublions pas que c’est le métier de beaucoup de gens de nous faire désirer ce qu’ils vendent… Nous le sentons, la prétendue liberté du monde, c’est être le jouet d’influences cachées, c’est en fait un esclavage déguisé, une illusion pour asservir les individus au projet du prince de ce monde. Voilà pourquoi le service de Dieu est libérateur : faire la volonté du Seigneur unifie notre être, relie notre vie à celle de nos frères, nous fait participer à un projet bon, universel, saint et lumineux. Alors notre liberté ne s’arrête plus où commence celle d’autrui, comme le proclame le monde, les libertés humaines ne sont pas concurrentes mais alliées.

Alors nous comprenons mieux comment Jésus peut commander à ses disciples d’être esclave de tous. Il ne s’agit plus de la situation servile qui détruit notre dignité, il s’agit de la décision libre de suivre le Christ et de vivre entièrement et uniquement dans l’amour de Dieu et de nos frères. Il s’agit de dire avec le Christ souverainement libre : « Ceci est mon corps livré pour vous. »

Accorde-nous, Seigneur, la vraie liberté, celle de renoncer à faire ce qui nous plaît pour accomplir ce qui est agréable à tes yeux. Rends-nous participants, Seigneur, de ta volonté et de ta Sagesse éternelle qui gouverne le monde dans la justice et la droiture. Donne-nous de réussir notre vie, c’est-à-dire de la donner entièrement, pour que tu puisses nous dire au dernier jour : « Très bien, serviteur bon et fidèle, entre dans la joie de ton maître… »

Abbé Louis Fabre +