Quelle faim parle le plus fort en nous ? Pour aller au Christ et être rassasié du pain de vie, nous devons faire taire notre ventre et aiguiser nos sens intérieurs.
Les murmures des fils d’Israël ne sont pas à leur gloire. Le Seigneur a entendu leur cri en Égypte et pris pitié des esclaves de Pharaon. Il les a délivrés par des prodiges et à main étendue, pour les conduire dans une terre où coule le lait et le miel. Mais confrontés à la faim dans le désert, leur confiance en Dieu fond comme la neige, et c’est leur ventre qui parle. Quand les foules traversent la mer pour rejoindre Jésus à Capharnaüm, il les accuse, eux aussi, d’écouter leur ventre : « vous me cherchez, non parce que vous avez vu des signes, mais parce que vous avez mangé du pain. » Et en effet, les mêmes qui ont vu Jésus nourrir la foule des 5000 hommes avec 5 pains et 2 poissons, qui ont dit haut et fort « celui-ci est vraiment le prophète qui vient dans le monde » lui demandent, quelques heures plus tard : « quel signe fais-tu, pour que nous voyions et que nous te croyions ? » En fait ils ont vu sans voir, ils ont oublié l’œuvre de Dieu, parce que leur ventre parle plus fort que leur cœur.
Ces passages de l’Ecriture, parmi d’autres, nous invitent à considérer notre rapport à la nourriture. Il y a une expression assez odieuse dans le monde, qu’on trouve même sur les lèvres de bons chrétiens, pour parler de la gourmandise : péché mignon. Comme si la gourmandise n’était pas un des sept péchés capitaux, une des sept têtes du Dragon de l’apocalypse ; comme si de sa morsure, elle n’était pas capable à elle seule de précipiter une âme dans l’étang de feu. Il y a certes des péchés séduisants, mais pas de péché mignon. Et notre corps, s’il est trop souvent et trop promptement satisfait par sa nourriture, devient exigeant et tyrannique. L’homme s’affaiblit intérieurement, il devient douillet et sensible, et se fait la proie d’autres vices (paresse, égoïsme, suffisance, luxure). Il perd le sens de Dieu et finit par complètement l’oublier. Très affectueusement, Saint François appelait son corps frère Âne : un âne avance avec la carotte, mais aussi avec le bâton… Saint François savait, comme tous les saints, que le jeûne est un instrument indispensable de la vie chrétienne. Mais comme c’est un effort pénible, nous le pratiquons trop peu. On en est venus à ne presque plus en parler, même dans les monastères. Je ne rentre pas dans les détails : si nous voulons que notre cœur se réjouisse, pratiquons sérieusement l’ascèse du ventre.
Mais cela est insuffisant, il nous faut aussi, positivement aiguiser notre sens spirituel, j’entends par là notre capacité de fixer notre attention et notre mémoire sur notre Dieu, sur ses œuvres. Pour cela, j’indique quelques moyens pratiques :
- D’abord, la lecture assidue de l’Écriture Sainte. Progressivement (pas d’un coup) elle nous donne comme le vocabulaire, et la grammaire de l’action de Dieu dans le monde, et nous devenons capables de la reconnaître dans notre propre vie.
- Ensuite, ce qu’on appelle la « prière d’alliance » : c’est un petit temps de prière quotidien où on remercie le Seigneur pour une grâce reçue dans les dernières 24h et où on lui fait une demande. La bienheureuse vierge Marie peut nous soutenir dans cette prière, elle qui « gardait toutes les événements dans son cœur.»
- Enfin, il est bon de s’aider les uns les autres, surtout entre chrétiens, à prêter attention aux signes du ciel dans le monde, dans notre pays, dans notre vie. De telles paroles nous engagent beaucoup, et nous sommes pudiques, aussi c’est une chose difficile, surtout en France. Mais parfois, lorsque ça peut être utile à nos frères, prenons l’exemple de Moïse, qui à ses frères étonnés et déconcertés devant la fine croûte déposée sur le sol, affirma : « c’est le pain que le Seigneur nous donne à manger.»
Notre pain véritable est celui qui descend du ciel, celui que le psaume appelle « pain des Forts », ou dans sa version grecque, « pain des anges ». La nourriture des anges, leur vie, c’est de chanter la gloire et les louanges du Seigneur ; et nous partageons leur pain pendant la messe quand nous chantons avec eux le Sanctus. Oui, « vraiment il est juste et bon de te rendre gloire, de chanter ton action de grâce toujours et en tout lieu. »
Par la grâce du Dieu trois fois saint, puissions-nous échapper au nombre de « ceux qui marchent en ennemis de la croix du Christ. […] Leur dieu c’est leur ventre […] Leur fin sera la perdition. » Mais « notre cité à nous se trouve dans les cieux. » (Ph 3,18s)
Abbé Louis Fabre +