Un jour Peponne vient se confesser à Don Camillo. Il termine sa confession en avouant « Mon père, vous portiez des œufs dans un panier, et je vous ai frappé avec un bâton. » Don Camillo l’absout, mais en sortant du confessionnal il demande à Jésus la permission de lui casser le cierge pascal sur le dos. « Pas question ; tes mains sont faites pour bénir, pas pour frapper. » Le prêtre réfléchit, et réplique : « Mes mains, oui, mais mes pieds ? »
Aujourd’hui je ne veux pas parler de mains et de pieds, mais de la bouche : notre bouche, pour quoi est-elle faite ? En vue de quoi notre langue a été créée ?
Je fais référence à la création, car notre évangile aujourd’hui nous y invite. Après que le sourd-muet soit guéri, la foule proclame « Il a bien fait toutes choses » ; les habitants de la Décapole sont des païens, mais ils disent des mots très proches de ceux de l’Ecriture : « Dieu vit tout ce qu’il avait fait ; et voici : cela était très bon. » (Gn 1,31) Et un peu plus tôt dans le récit, « Jésus lui mit les doigts dans les oreilles, et, avec sa salive, lui toucha la langue. » Cette phrase rappelle la création d’Adam, où Dieu travaille comme un potier : « Le Seigneur Dieu modela l’homme avec la poussière tirée du sol ; il insuffla dans ses narines le souffle de vie, et l’homme devint un être vivant. » (Gn 2,7) L’homme qui n’entendait pas et parlait difficilement retrouve l’usage correct de la parole, c’est-à-dire ce qui fait le propre de l’homme, ce qui le distingue des animaux et le rapproche de Dieu.
Ici-bas notre bouche nous sert à beaucoup de choses, plus ou moins essentielles : commander une baguette, à poser des questions ou présenter son avis, à donner des ordres, à avertir d’un danger, à consoler un frère, à prier … Revenons à l’usage de la bouche et de la parole dans notre évangile : la foule commence par supplier Jésus ; puis Jésus lui-même pousse un gémissement et prononce un mot qui produit son effet : Ephphata ! Il donne un ordre à la foule de ne pas en parler. Mais la foule, au contraire, proclame la louange de Jésus.
Récapitulons: par la parole, Dieu a créé toutes choses ; par la parole, Jésus répare, il sauve, il restaure la création. Et l’homme ? Il supplie ; puis il bénit le Seigneur. Ce double mouvement, supplication et louange, berce tout le livre des psaumes ; et peut-être – et ce serait beau – ce rythme accompagne-t-il déjà notre prière, et notre propre vie.
Je vous invite maintenant à diriger nos regards vers le dernier livre de la Bible, l’apocalypse, qui révèle l’accomplissement final de l’histoire du monde. « [Le Seigneur] essuiera toute larme de leurs yeux, et la mort ne sera plus, et il n’y aura plus ni deuil, ni cri, ni douleur, car les premières choses ont disparu. (Ap 21,4) » Et ainsi la supplication disparaît, et il ne reste plus que la louange : les compagnons de l’Agneau, la foule des rachetés, « chantent un cantique nouveau », puissant « comme le mugissement des grandes eaux ou le grondement d’un violent orage ». Les paroles humaines passeront, ce qui restera, c’est la louange triomphale des bienheureux disciples du Christ. Pour quoi est faite notre bouche ? Notre bouche a été créée pour proclamer la louange de Dieu.
Mais alors, un esprit facétieux demandera peut-être : créer l’homme pour la louange, n’est-ce pas un peu égoïste ? Dieu aurait-il voulu une cour autour de lui pour augmenter sa gloire ? Une préface de la messe répond à cette objection : « Tu n’as pas besoin de notre louange et pourtant c’est toi qui nous inspires de te rendre grâce : nos chants n’ajoutent rien à ce que tu es mais ils nous rapprochent de toi, par le Christ, notre Seigneur. » (préface commune IV) Dieu a créé nos bouches pour la louange parce que le louer, c’est sortir de soi-même pour s’ouvrir aux splendeurs de Dieu ; c’est mettre notre ego et nos soucis de côté pour élever nos regards vers la source de toute perfection. La louange de Dieu réjouit le cœur de l’homme.
Cette semaine, je vous propose un gros effort : mettons un frein à notre langue, comme dit saint Jacques. Faisons plus attention à ce que nous disons. Si nos paroles peuvent préparer le paradis, parlons. Sinon, préférons le silence, par respect pour notre langue qui est sacrée. Et si notre cœur est lourd, s’il résiste à rendre grâce au Très-Haut, demandons humblement avec le psalmiste : « Seigneur, ouvre mes lèvres ; et ma bouche proclamera ta louange. »
Abbé Louis Fabre +